Pourquoi les villes intelligentes vont sauver le monde ?
Copenhague est sans doute la ville la plus intelligente au monde, avec une longueur d'avance sur ses concurrentes. Pourtant les rues ne grouillent pas de caméras, de puces électroniques et de capteurs.
Mais parce que la capitale danoise aborde le problème de la mobilité, et bien d'autres, avec intelligence. Et avec succès : 60 % de ses habitants se déplacent à vélo.
Pieter Ballon, professeur à la VUB, est la référence en matière de villes intelligentes. En 2016, il devient le premier ambassadeur de Smart City à Bruxelles.
Le concept de ville intelligente ou de « smart city » est relativement récent. Que signifie ce terme ?
Pieter Ballon : Les villes intelligentes utilisent l'informatique pour améliorer par exemple notre mobilité, notre consommation d'énergie, mais aussi notre sécurité et même notre santé. Le plus fou c'est que nous collectons et échangeons en permanence des données au travail et/ ou pendant notre temps libre. Nous regardons la TV tout en parcourant un texte sur notre tablette ou en postant une photo sur Instagram. Même constat au travail : nous sommes continuellement en ligne et connectés aux autres. Mais dès que l'on passe dans l'espace public, dans nos rues et sur nos places, l'informatique se fait rare. Et pourtant, elle recèle une mine de possibilités pour améliorer notre vie. Les villes intelligentes s'attaquent à de nombreuses problématiques sociétales restées sans réponse pendant des années : des embouteillages aux montagnes de déchets en passant par la sécurité en rue.
Commençons par le cas de la mobilité, l'une de nos plus grandes préoccupations. En quoi les villes intelligentes peuvent-elles faire bouger les choses ?
P.B. : Permettez-moi de reprendre l'exemple de Copenhague. La capitale danoise a réussi à faire rouler 60 % de ses habitants à vélo. Comment ? En restant avant tout très réaliste. La ville est partie du principe que les gens ne délaisseraient pas leur voiture pour le bien de l'environnement. Par contre, ils sont soucieux de trouver le moyen le plus rapide pour arriver au travail. Les autorités ont donc fait en sorte qu'il soit plus rapide de se déplacer à vélo qu'en voiture dans Copenhague.
Plus facile à dire qu'à faire. Par où commence-t-on ?
P.B. : Pour commencer, il faut faire une évaluation complète des flux cyclistes. Autrement dit, mesurer, c'est savoir. C'est parfaitement possible : tout le monde a un GSM qui émet un signal. C'est la seule façon de savoir si l'on est plus rapide à vélo. Mais cela ne s'arrête bien sûr pas à une question de mesures. À Copenhague, les cyclistes bénéficient par exemple de la « vague verte » : les feux passent au vert pour qu'ils puissent rouler sans s'arrêter. Des tableaux électroniques indiquent les routes alternatives qui vous emmèneront plus vite à destination. Ajoutons naturellement à cela les pistes cyclables ultra larges, les ponts cyclistes et même des marches métalliques aux feux rouges : pratique pour poser le pied et repartir plus vite. Cela fait rire, mais cela permet réellement d'arriver plus rapidement à destination. Il existe même des poubelles spéciales au couvercle incliné pour qu'on puisse y jeter ses déchets tout en pédalant ! Tout l'espace urbain est adapté aux cyclistes. L'informatique seule ne résout pas tout. C'est une question de complémentarité : une vraie ville intelligente combine l'informatique avec des infrastructures intelligentes.
Les villes intelligentes s'attaquent à de nombreuses problématiques sociétales restées sans réponse pendant des années.
Assez parlé des embouteillages, passons à l'environnement. Vous affirmez que l'informatique peut également limiter nos déchets.
P.B. : Tout à fait. Il ne faut pas oublier qu'il y a énormément de denrées alimentaires qui n'arrivent jamais jusqu'au consommateur. La nourriture finit souvent à la poubelle avant même qu'elle n'atteigne les rayons des magasins. Grâce à l'informatique, on peut suivre les flux alimentaires du champ au supermarché. Et ce n'est pas de la science-fiction ! Pour commencer, on peut placer des capteurs dans les champs. Cela permet d'avoir des indications précises sur le volume attendu de la récolte, sur le moment idéal pour récolter et transformer les produits... Il est possible de suivre les denrées alimentaires tout le long de la chaîne logistique. Vous veillez ainsi à conserver la nourriture à la température idéale. Et ça ne s'arrête pas là. On peut réorganiser plus efficacement la collecte des déchets ménagers et réaliser un tiers d'économies. Ce n'est pas rien quand on sait les sommes que draine le traitement des déchets.
La sécurité est également un thème qui préoccupe beaucoup de gens. Comment une ville intelligente peut-elle améliorer le sentiment de sécurité ?
P.B. : La plupart des villes utilisent un éclairage LED, qu'il est possible d'équiper d'un capteur. On pourrait alors éclairer davantage quand il y a beaucoup de passants. Il y a moins de monde ? Il suffit de tamiser la lumière et on économise ainsi de l'énergie. Un projet pilote est d'ailleurs en cours dans l'un des quartiers les plus animés d'Eindhoven, où il y a parfois des altercations. Le but est de moduler l'éclairage public pour apaiser les esprits. Cela fonctionne : on constate moins d'accidents et d'agressions. Autre exemple, la police de Barcelone emploie des caméras infrarouges qui détectent la chaleur corporelle. Ces caméras permettent de se rendre clairement compte s'il y a des bagarres. Mieux encore : on peut repérer des comportements suspects. Par exemple, si un voleur est déjà passé quatre fois devant la même voiture en stationnement, on peut envoyer une patrouille de police à titre préventif.
Cela ne met-il pas la vie privée en danger ? Certaines personnes ont peur d'être constamment surveillées...
P.B. : Je comprends la critique. Le respect de la vie privée doit être au centre des préoccupations sociétales. Ce n'est pas parce que la technologie permet un nombre incroyable de choses que nous devons abandonner notre vie privée. Vous savez, les réseaux sociaux nous ont beaucoup apporté. On peut rester en contact avec ses amis même si, comme moi, on part vivre un temps à l'étranger. Seulement, on sacrifie un bon pan de sa vie privée. Le modèle de Facebook, par exemple, repose sur la publicité. En tant qu'utilisateur, le sentiment est ambivalent : grâce aux réseaux sociaux, on est continuellement en contact avec les autres, mais on doit en payer le prix. Mais Facebook est une initiative privée. Dans l'espace public, il faut aussi faire attention. Nous devons veiller à ce que notre vie privée reste intacte quand on sait qu'il est possible de tracer un GSM anonymement. Il est donc absolument essentiel de l'encadrer par des règles strictes. C'est le travail des législateurs.
La ville est partie du principe que les gens ne délaisseraient pas leur voiture pour le bien de l'environnement.
Qu'en est-il de la santé ? Les villes intelligentes peuvent-elles là aussi faire une différence ?
P.B. : Oui. Regardons Copenhague. La ville était régulièrement la proie de graves inondations découlant du changement climatique. On a rassemblé une masse de données sur le sujet. Qu'en est-il ressorti ? La méthode la plus efficace pour lutter contre les inondations était de planter des arbres. On va y planter 100 000 arbres ! Mais les arbres ont un impact inestimable sur notre santé : un seul arbre peut faire la différence. Une étude a ainsi prouvé qu'un seul arbre faisait baisser la consommation d'antidépresseurs de moitié dans une rue d'un kilomètre. C'est tout de même fantastique ! Imaginez un peu l'effet qu'auront 100 000 arbres de plus sur la santé mentale des habitants de Copenhague. Le plus beau, c'est que tout est lié. Plus d'espaces verts signifie moins d'inondations, mais aussi un air plus propre et une meilleure santé mentale.
Où en est-on en Belgique par rapport aux villes intelligentes ? Est-ce qu'il y a du changement ?
P.B. : Honnêtement, nous faisons preuve de trop peu d'ambition, même s'il faut reconnaître qu'il existe quelques belles initiatives. À Courtrai, des capteurs indiquent le chemin vers la place de parking la plus proche ; Gand a mis en place une politique sociale de quartier intelligente et Anvers une zone urbaine intelligente avec un éclairage intelligent, des zones de chargement et de déchargement intelligentes et des poubelles intelligentes. Ce sont là des initiatives louables, mais il manque encore une vision globale. La Belgique est trop morcelée. Même au sein d'une même ville, les différents services publics ne communiquent pas entre eux. Et ne parlons pas de la concertation entre villes ou régions... Totalement l'inverse de la connectivité dont nous avons besoin. Il faut relier tous les flux de données entre eux. La mobilité influence la qualité de l'air, mais aussi la pollution sonore, la sécurité et la santé. Toutes ces problématiques sont interdépendantes et ne s'arrêtent certainement pas aux frontières communales.
Nous faisons preuve de trop peu d'ambition
Vous êtes très pessimiste. N'y a-t-il pas de place pour l'optimisme ?
P.B. : Si, bien sûr ! Une ville intelligente est l'occasion idéale pour faire table rase et proposer de nouveaux concepts. Donnez la priorité au vélo, servez-vous du covoiturage. Citoyens comme autorités, nous avons peur du changement. Mais nous pouvons peut-être surmonter une partie de nos craintes grâce aux nouvelles technologies. Comment convaincre les gens ? En leur donnant des informations claires et complètes sur les avantages qu'ils en tireront. Regardez par exemple le succès de Waze, l'appli qui vous indique l'itinéraire le plus rapide vers votre destination. Je vous le dis : la volonté de changer les choses est cruciale. De changer les choses et de partager.
Le plus fou, c'est que ce n'est pas qu'une question de technologie, mais de mentalité également.
P.B. : Absolument : les technologies ne sont que l'étincelle qui allume le feu, un ouvre-boîte. Il faut arriver à impliquer le citoyen, c'est là que tout flanche ou que tout réussit.
Quelles sont les villes les plus intelligentes ?
Les 10 villes les plus intelligentes au monde